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Thomas Giraud en séjour d'auteur au Château de Saché, mai 2021.

Article mis en ligne le 20 avril 2022

L'avis du couturier Jean / Thomas Giraud

 

Thomas Giraud est l'auteur de plusieurs romans publiés aux éditions de La Contre Allée : Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes (2016), La Ballade silencieuse de Jackson C. Frank (2018), Le Bruit des tuiles (2019) et Avec Bas Jan Ader (2021). Au printemps 2021, il a parcouru la région Centre-Val de Loire, dans des lieux associés à quatre figures du patrimoine littéraire : le Musée Marguerite Audoux à Sainte-Montaine (18), le Musée Balzac – Château de Saché (37), la Maison-école du Grand Meaulnes et la Maison natale d’Alain-Fournier (18), ainsi que l'Association des amis de Michèle Desbordes (45). Chacune de ces courtes résidences, soutenues par le réseau régional de maisons d’écrivain Écrivains au Centre et Ciclic-Centre Val de Loire, a suscité l'écriture d'un texte. C'est à la suite d'un séjour immersif à Saché, début mai 2021, qu'il a écrit le texte L'avis du couturier Jean en écho à la collection de sculptures des personnages de La Comédie humaine conservées au musée Balzac et réalisées par l'artiste Pierre Ripert dans les années 1930.

 

 

 

>> Écouter la lecture du texte par Thomas Giraud, donnée lors de sa conférence au musée Balzac le 1er mai 2022 :

 

 

Le couturier qui mesure, taille et coud les chemises dans des tissus légers, souples pour que cet homme très gros ne soit pas trop engoncé, son ventre énorme, l’arrière de ses bras pas trop serrés, ce couturier, qui est connu d’Endoume à la Canebière, opte systématiquement, malgré la phrase « sur mesure » peinte en lettres bleues sur sa vitrine, pour faire à Pierre Ripert, l’homme très gros, des habits un peu plus grands, un peu plus vastes, que ceux que Pierre Ripert devrait porter en sortant d’une boutique de confection sur mesure. Il n’y a pas de raison que Pierre Ripert s’arrête de grossir. Depuis que le couturier le connaît, il prend ses trois kilos par an, sans défaillir. C’est un peu d’eau, un peu de chair s’ajoutant à de la chair, un peu de graisse en plus, parfois même ça donne l’impression qu’il a de nouveaux os tant cela tourne le corps de Pierre Ripert différemment d’une année sur l’autre. Ce couturier, talentueux et prévoyant comme un comptable, s’appelle Jean mais tout le monde l’appelle John John (prononcé Djaune Djaune) pour son art supposé anglais de manier le grand flou, de coudre les poches avec des coutures invisibles et de faire les revers qui tombent comme à Londres, et ce client, Pierre Ripert, John John l’appelle Pierrot. Sur les factures, Pierrot, quand il entre dans le magasin de confection, salut Pierrot, quand il le mesure, bouge pas Pierrot, et quand il lui demande de se mettre un peu sur le côté, de profil, de face, de dos, décale-toi mon Pierrot, je ne vois rien, tu me prends toute la lumière.

 

La connaissance des chemises qui tombent bien, cette science de la chute des tissus, du poids des coutures, de ce que les corps font quand ils sont enrubannés et piquetés d’épingles permet des connivences, des secrets devinés, des largesses dans la confession que même certaines amitiés n’autoriseraient pas. John John connaît les mystères abrités derrière les souhaits des manches bouffantes et ce que disent les résistances de certaines boutonnières. John John sait beaucoup de Pierrot, de ses désirs, de ses projets, de ses douleurs ; Pierrot lui laisse beaucoup savoir. Pourtant, même John John ne sait pas pourquoi Pierre Ripert a cessé de faire ses petites sculptures inspirées des personnages de La Comédie humaine. Pierrot qui pendant dix ans ne parlait que de ça, de la figure pâle d’Eugénie Grandet que la terre cuite rendait mal, du nez tordu du Père Goriot qui lui donnait des difficultés ou de ses abbés qu’il aimait à faire un peu plus gras que ce qu’en disait l’auteur, Pierrot qui ne se trimballait jamais sans un ouvrage de Balzac plein de marque-pages, Pierrot qui avait toujours dans les poches lâches de ses vestes en lin, une statue en cours à côté d’un œuf dur et de petits bonbons à l’anis, Pierrot s’est mis à parler de ses nouvelles passions et à taire l’ancienne : il a enterré Balzac et ses personnages pour laisser place d’abord à une passion toute sociologique, très fine, dont l’objet était les santons, les différentes écoles et ce que ces petites statues disaient des détails de la vie ; et ensuite, passion plus durable, celle pour quelques peintres méditerranéens et en particulier Monticelli, un Marseillais qui semble avoir pris chez les impressionnistes le sens du flou mais qui gâte, selon John John, ses tableaux avec trop de robustes coups de pinceaux qui épaississent tout : comme si c’était flou parce que brouillé, myope, malade.

 

La dernière fois qu’il avait été question de sculptures, des sculptures, Pierrot lui avait montré les fiches qu’il avait fait imprimer. Il était venu pour réajuster une boutonnière qui commençait à tirer et avait sorti une pile épaisse d’une centaine de fiches. Elles avaient la taille et l’épaisseur de celles qu’il utilisait pour la pharmacie, en particulier pour tout savoir, ou plutôt ne rien oublier des herbes (celles où le vert se teinte de jaune et de blanc, de dents et de nervures), des champignons (coulemelles ou amanites tue-mouche, bolets, girolles, trompettes, ceux que l’on peut manger, ceux qui rendent malades et ceux qui donnent la mort), les piqures et morsures des animaux, avec ou sans venin, qui logent en Provence. C’étaient des fiches détaillées et précises, des pense-bêtes qui devaient, dans l’urgence, à la pharmacie, l’aider à retrouver toutes les informations nécessaires lorsque l’on n’a pas envie de se souvenir parce que l’on pense à mille autres choses, qui sur le coup nous paraissent beaucoup plus intéressantes. C’était un camarade, dans le lot de ses copains artistes, souvent longue barbe et béret, joues en feu (le soleil et le vin blanc, le vin blanc au soleil), un qui répertoriait tous les roses et les bleus que la Sainte-Victoire porte et produit autour d’elle, qui lui avait suggéré de prendre des notes, de professionnaliser un peu son affaire de sculptures balzaciennes maintenant que ça faisait presque dix ans qu’il s’y adonnait.

 

Pierrot était arrivé un peu débrayé, avait vaguement montré la boutonnière à John John et avait sorti ses fiches de sa sacoche avec de grands gestes, excessifs, ceux qui sont souvent le signe des mauvaises démonstrations et des intentions fragiles. Il avait ôté les ficelles qui maintenaient les fiches et s’était mis à en présenter le contenu. Au recto, le nom du personnage, son âge puis deux parties, A et B. Pour A : cheveux, yeux, front (Jeannot écoute et commente silencieusement la démonstration de Pierrot, incroyable front tout de même commente silencieusement Jeannot, qu’est-ce qu’un front a tant à dire pour que Balzac en dise tant sur un front), nez, visage, renseignements physionomiques complémentaires, taille et corps, marques particulières, costume (au singulier, ce qui n’est pas bon pour le commerce souffle Jeannot, et comme si, mais c’est probablement le cas, il fallait que le personnage n’ait qu’une seule tenue pour être parfaitement identifié), observations (on est en plein chez Gobineau !). Pour B, résumé du personnage au moral. John John trouve bien mystérieuse cette expression qui recouvre, c’est écrit, au cas où Pierrot ne saurait plus ce qu’il a voulu dire, origines (au pluriel, mais pourquoi ? Comment peut-on venir de plusieurs endroits différents), profession, etc. Au verso de C à H, ce sont les façons dont ces mêmes personnages ont été vus par les grands Balzaciens qui dessinent ou les étudient : Lavater, Pierre Abraham et bien d’autres. Pierrot est assez content de la démonstration. John John est bon commerçant, il est donc assez content pour Pierrot, en tout cas le lui dit, le félicite, lui frotte un peu le dos en se posant intérieurement quelques questions qu’il ne posera pas.

 

C’est vrai que les alternances de singulier et pluriel du recto intriguent. De quelles sciences se réclament-elles ? Ces alternances disent-elles le manque de rigueur ou au contraire une méticulosité folle, un mélange de sciences et littératures bien maîtrisé qui dirait la précision des connaissances de Pierre Ripert ? On peut imaginer sans courir de grand risque que c’est plutôt le manque de rigueur, car si Pierre Ripert veut bien faire, il est débordé par tout, il déborde lui-même de partout, fait vite, accélère, veut paraître ordonné mais ne le sera jamais. C’est l’enthousiasme et la frénésie qui lui ont fait faire les fiches. C’est pour se donner de l’entrain, se faire croire à un esprit de méthode. Mais quand on est méthodique, on ne perd pas pratiquement toutes les fiches que l’on a fait fabriquer ; or on n’en a retrouvé pratiquement aucune.

 

Peut-être a-t-il trouvé les fiches inadaptées à sa manière de faire, rapide, un peu brusque, dans les marges que le temps lui offrait ? Il était tout de même pharmacien, industriel pharmacien même, aux établissements Silbert et Ripert. Il faisait fabriquer et vendre de nombreuses drogues et aspirines. Il était théoriquement occupé à temps plein par cette activité et probablement que ses sculptures en cours trainaient, outre dans ses poches, dans un tiroir au bureau, à côté d’une banane, de quelques navettes, d’une aiguille, d’une estèque dure, d’un tournassin, d’une mirette, d’un couteau qu’un copain lui avait donné en échange d’une pièce et de petites réserves de glaise, d’un mètre, des ciseaux, et un ou deux ouvrages de La Comédie humaine couverts de petites croutes laissées par ses mains qui sculptent et veulent vérifier que le nez de César Birotteau est long et busqué, que le front de madame Vautrin est bombé et mesquin et que la colonne vertébrale du père Goriot accuse le coup des infamies et de l’attraction terrestre.

 

Peut-être surtout qu’il ne se débrouillait pas si mal avec les bouts de papiers sur lesquels il écrivait jusqu’à présent ses intuitions, ce qu’il imaginait. Il y relevait quelques bricoles dans le feu de l’action au hasard de ses lectures et restait très libre du résultat. Par exemple on fait bien ce que l’on veut de cette phrase de Balzac à propos de Mme de Mortsauf « p. 262 svelte, frêle (…) couronne de cheveux fauves et fins. Four, organisation de fer, pied de biche ». C’est bien peu et ça lui permet à notre Pierrot de faire raisonner ses propres souvenirs, ses propres désirs, faire se superposer là où son esprit gambade, le texte de Balzac et le regard de certaines femmes croisées au Vieux-Port. Et il y a d’autres papiers encore où, à côté de la liste des courses, est griffonnée l’ébauche d’un dessin, une tête de citrouille, et écrit de façon désordonnée, presque illisible, quelques remarques sur la forme des oreilles de Lucien de Rubempré. Il n’a retenu pour l’instant que les détails infimes, négligeant peut-être ce qui pourrait sauter aux yeux d’un autre, comme si la modestie de ses moyens commandait l’intérêt pour le minuscule. En tout cas on n’y comprend pas grand-chose mais pour lui, il y a certainement une direction, un fil, un biais par lequel penser un personnage plutôt que ce pensum méticuleux qu’il s’afflige avec les fiches.

 

John John, je suis sûr, comprend que faire des fiches, c’est pour Pierrot ne pas s’avouer qu’il n’arrive plus à faire seulement avec l’envie, avec un feu brûlant, avec les intuitions lues çà et là, chez Balzac ou chez d’autres. Ces fiches savantes sont la manifestation de la procrastination. Les élaborer, passer la commande, les attendre, les contempler, c’est une bonne raison de ne plus rien sculpter tout en ayant l’illusion d’être presque déjà en train de les sculpter. John John a raison, Pierrot ne fera rien des fiches. La meilleure preuve, il en donnera à droite et à gauche pour expliquer où il en est dans son travail. En fait, il en est là, aux fiches. À la fin. Elles ressemblent à un projet à venir mais elles marquent seulement la fin de ce qu’il désirait accomplir. John John recevra d’ailleurs lui aussi une fiche, par amitié, pour tout, comme dira Pierrot. Sur cette fiche vierge, John John a écrit : Pierre Ripert, dit Pierrot, 50 ans en 1935, cheveux gris, front droit et barré de cinq rides, yeux noirs cachés par de grosses lunettes en écailles, nez droit. Taille moyenne, ventre, au-dessus de la moyenne. Vient de Marseille. Aime porter des habits de bonne facture et bien coupés.

 

[Thomas Giraud, 2021]